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« Choisir, c’est cultiver sa liberté », échange avec Michel Billé

Pour apporter un éclairage sociologique sur les sujets de la vieillesse, de la perte d'autonomie et de l'importance des repas, nous avons échangé avec le sociologue Michel Billé, spécialiste des personnes âgées.

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Comment seront les prochaines générations de personnes accueillies en Ehpad ?

 

Michel Billé : Il est très difficile de répondre, parce que nous sommes sur le registre de l'inconnu. Comment la "génération 68" va-t-elle réussir à penser sa vieillesse ? On peut imaginer qu'elle sera beaucoup moins soumise. On parle d'une génération qui est descendue dans la rue pour manifester une contestation des pouvoirs, quels qu'ils soient (politique, église, patronat, économie, finances et patriarcat). C'est la génération où les femmes, pour la première fois, clament que leur ventre leur appartient. Et certains hommes étaient à leur côté. Tout cela a déterminé un autre regard sur sa propre vie, et cela va déterminer sa vieillesse. Ceci étant, quand ils arriveront en établissement, ils auront peut-être des pathologies qui feront que la réalité sera différente.

Comment les personnes qui les accueilleront peuvent-elles s'y préparer ?

 

M.B : Je ne voudrais pas contribuer à construire une image négative des personnels qui prennent en charge. Ils sont le résultat de leurs propres histoires, de la manière dont ils ont été formés ou pas. Formons-les, et nous les verrons évoluer. Ils ne sont pas là par hasard. Soutenons-les et leurs pratiques évolueront. Il s'agit de les inviter à porter un autre regard sur la vieillesse. Regard qu'ils ne développeront que si toute la société française transforme progressivement le sien. Or aujourd'hui, ce regard est incroyablement négatif.

 

Il existe deux façons contradictoires mais complémentaires de penser la vieillesse :

  • C'est une période de ma vie qui me rapproche de la mort. C'est indéniable, c'est un fait.
  • C'est une période qui me sépare encore de ma mort, et par conséquent, une période dont je peux faire quelque chose, pour peu qu'un environnement bienveillant m'y invite, m'y incite.

 

Si j'envisage ma vieillesse exclusivement comme la période qui me rapproche de la mort, le risque est de commencer à mourir tout de suite. À quoi bon cuisiner, cultiver l'odeur, la saveur, l'esthétique ? En revanche, si nous la regardons comme une période qui peut encore trouver du sens, nous allons penser les choses différemment : une table est mise, avec une nappe, un beau verre, l'assiette est soignée… Cela change tout ! 

On associe souvent perte d'autonomie et perte d'utilité. Une erreur ?

 

M.B : La notion d'utilité nous joue un mauvais tour. Nous avons tendance à classer nos contemporains en utiles (actifs) et inutiles (inactifs). Si j'accueille mes petits-enfants chez moi, je les reçois, leurs parents peuvent aller faire autre chose. Je les emmène au jardin, leur apprends à tailler un rosier, planter un pied de tomate. Je suis actif, utile, immédiatement. Mais demain, imaginons que je fasse un AVC. J'aime toujours mes petits-enfants, mais je ne peux plus être actif avec eux de la même manière. Pourtant, si vous les écoutez parler de moi, il se peut que, même inactif, je remplisse encore une fonction symbolique : l'enfant va s'interroger sur ce que son grand-père vit, sur la mort, sur ce dont on peut parler ou non. Cette fonction permet à l'enfant d'accéder aux questions fondamentales, métaphysiques, sur la vie et la mort. Donald Winnicott disait : « Pour élever des enfants qui n'aient pas peur de la vie, il faut qu'ils côtoient des vieillards qui n'ont pas peur de la mort. » 

Aujourd'hui il semble qu'il existe une culpabilité chez les personnes qui placent leurs parents en Ehpad. Croyez-vous que ce sera différent demain, que cette culpabilité ne sera plus là ?

 

M.B : Il est difficile d'apporter des réponses pour demain, mais un élément de réflexion est la transformation extraordinaire des structures familiales. La culpabilité d'avoir à prendre la décision de l'accueil des parents en établissement est liée au type de relation familiale entre les générations. Aujourd'hui, les univers familiaux font l'objet d'une dispersion plus importante : les couples se font et se défont, et par conséquent l'univers familial de l'enfant se trouve dispersé en deux points au moins, puisqu'il peut y avoir des relations nouées avec le beau-père, la belle-mère. Cet univers familial qui est en train de se réinventer, va-t-il engendrer des liens affectifs de nature à susciter de la culpabilité ? Pour le moment, nous ne le savons pas.

La culpabilité est-elle en partie liée au cadre de vie qu'on propose à nos proches âgés ?

 

M.B : Si nous étions convaincus que les établissements médico-sociaux étaient de vrais lieux de vie, la culpabilité serait moindre. Il nous faut réinventer les Ehpad, pour qu'ils deviennent des lieux ouverts sur l'extérieur, pour que l'extérieur puisse entrer, et vice versa. Nous ne voulons pas de « surveillants » mais des « veilleurs ». Cela change tout ! De même, il est différent de « prendre en charge » et d'« accompagner ». Le rapport entre les personnes est alors très différent, et les missions aussi. On a créé des services de maintien à domicile : ne peut-on pas « soutenir » plutôt que « maintenir ». On parle encore parfois de « placer » en Ehpad, on parle de « pensionnaires ». Être pensionnaire, ce n'est pas comme être résident. Être résident, ce n'est pas non plus être un habitant.

Et il ne s'agit pas uniquement de jouer sur les mots, mais bien de repenser l'existant. Albert Camus disait : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. » C'est vrai pour la vieillesse. Il me semble que l'accompagnement d'une personne qui termine sa vie commence par la manière de penser cet accompagnement. Et cela commence avec les mots qu'on va employer.

Vous avez étudié la dimension culturelle du repas : qu'est-ce qui se joue, au moment de manger ? 

 

M.B : C'est un moment de transmission. Parce qu'on se parle, mais aussi parce qu'on a peut-être préparé le repas ensemble. La crème au chocolat de ma grand-mère, elle est inégalable et je l'ai transmise à mes petits-enfants ! Ça se joue sur un siècle et demi, donc la transmission est évidente, mais il y a surtout beaucoup d'amour dans tout ça… Quel que soit l'âge, le repas, c'est cela.

Mais comment cela peut-il se transposer dans le cadre médical ?

 

M.B : Il est possible et nécessaire de créer ces moments d'échange et d'accompagnement. D'ailleurs, revenons à l'étymologie du mot « accompagner » : cum panem, le pain que l'on mange ensemble. Il n'y a pas d'accompagnement s'il n'y a pas de repas partagé. Ce pain, il est à la fois réel et symbolique. Dans le cadre d'un établissement de soins, l'accompagnement lors du repas peut consister à évoquer le souvenir, à faire advenir l'histoire de la personne. Demander à monsieur Untel de quelle manière on lui a appris à le préparer, le pot-au-feu. Ou comment on lui a appris à mettre la table, mettait-on la fourchette à gauche ou à droite, dents vers le haut ou vers le bas ? Il y a toujours de multiples occasions d'évoquer le passé de la personne et de provoquer un échange.

Comment concilier une vie passée d'habitudes alimentaires et gourmandes en autonomie, avec une situation de dépendance dans un milieu collectif, pour les soignants et accompagnants ?

 

M.B : Dans des situations où l'on ne choisit plus, le repas pourrait redevenir une situation de choix : en entrée, proposer de choisir les radis, les carottes râpées, ou un peu des deux. Vous réintroduisez une possibilité de choix dans la vie quotidienne. L'idée est que les accompagnants puissent multiplier ces situations de choix, si petits soient-il. Cela peut concerner les vêtements que la personne a envie de porter ce jour-là, ou ce qu'elle va boire ou manger pour son petit-déjeuner. Il est possible de composer une multitude de choix. Même chez des personnes qui souffrent d'Alzheimer, les choix sont parfois possibles là où on ne les attend pas beaucoup. Et notamment autour de la nourriture. Choisir, c'est cultiver sa liberté.

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