Les dernières actus chez eurochef
Delivery et take-away : rencontre avec Bernard Boutboul
Bernard Boutboul est le fondateur et dirigeant de l’agence Gira. Depuis de nombreuses années, il conseille de grands noms de la restauration commerciale et de l’alimentation. Nous l’avons interrogé sur sa vision du marché actuel de la livraison de repas, et sur les perspectives du secteur.
Le duo commande sur Internet et delivery : mutation ou tendance ?
Bernard Boutboul : Au risque de vous surprendre : ni l’un ni l’autre. Nous sommes le seul pays ou presque où la livraison n’a pas décollé. On en parle beaucoup, mais cela ne pèse que 9 % du marché de la restauration en France, alors que cela représente 28 % à Londres et 42 % aux États-Unis. Pour l’instant, le delivery est un mode de distribution qui, en France, ne convient pas à ceux qui seraient susceptibles d’acheter en livraison parce qu’ils en ont les moyens, à savoir les plus de 50 ans. En effet, le prix de la livraison a beaucoup augmenté. De plus, toute l’offre de restauration n’est pas transportable, réchauffable... De nombreux freins empêchent pour le moment le développement de la livraison. Cependant, la livraison va certainement exploser d’ici 3 à 5 ans, grâce à la Gen Z élargie, lorsque les prix auront baissé, ainsi que les commissions prises par les plateformes.

Nés entre 1997 et 2010, les membres de la génération Z ont grandi avec les réseaux sociaux, les smartphones et l’accès permanent à Internet. Ultra-connectés, zappeurs mais engagés, leur rapport à la restauration reflète leurs valeurs :
- Flexibilité, rapidité, mais aussi authenticité
- Une attention forte à l’éthique, au local et à l’impact environnemental
- Une recherche d’expériences plus que de produits
Ils représentent déjà plus de 20 % de la population active et influencent largement les attentes des générations suivantes.
Quelles sont les spécificités de la Gen Z élargie ?
B.B : Les moins de 35 ans forment une catégorie très particulière dans son rapport à l’alimentation. Ils sont très soucieux du bien-être animal, de la saisonnalisation des produits, du fait maison. Cette génération va nous ramener aux fondamentaux du métier de restaurateur. Mais c’est aussi la génération qui prendra l’habitude d’aller dans un restaurant si celui-ci lui procure une expérience. Sans cela, elle se fera livrer, à la maison ou au bureau.
Est-ce une génération soucieuse de l’aspect sociétal, par exemple concernant les conditions de travail des livreurs ?
B.B : Le discours de la Gen Z élargie est très porté sur la RSE, mais cela se traduit peu dans les faits. La preuve : beaucoup de moins de 30/35 ans se disent sensibles au traitement du personnel mais sont tout de même adeptes de la livraison alors qu’ils n’en ont pas forcément les moyens. Alors que les plus de 50 ans, avec un pouvoir d’achat supérieur, ne se préoccupent guère du bien-être du livreur Deliveroo ou Uber Eats. Nous sommes actuellement à un virage générationnel extrêmement complexe et lent à la fois.
Récemment, une enquête du Parisien, en immersion, a livré quelques secrets sur la vie de celles et ceux qui nous apportent nos repas. Rémunération aléatoire, concurrence, stress intense, relation avec les plateformes : la réalité est loin d’être rose.
Concernant la rémunération des livreurs, elle a chuté de près de 26 % pour Uber Eats, leader du secteur, entre 2021 et 2024.

Qui seront les acteurs de demain ?
B.B : Dans 10 ans, Deliveroo ou Uber Eats ne seront plus les principaux acteurs. Lentement mais sûrement, Amazon est en train de se préparer au sujet, d’apprendre à livrer un produit frais d’un point A à un point B. Depuis 2024, le géant américain propose d’ailleurs un service de livraison à Paris concernant des produits Monoprix, avec la possibilité d’être livré en 2 heures, à l’endroit de son choix grâce à la géolocalisation. Et Amazon travaille sur des murs de casier, comme ceux où l’on retire des colis, mais réfrigérés. À terme, vous pourrez aller retirer votre déjeuner à 12h30 sur le mur réfrigéré de la gare du Nord par exemple.
Quels seront les impacts de cette évolution des services sur notre façon de nous restaurer ?
B.B : On me demande souvent ce que nous mangerons en 2050. Je vous rassure : il n’y aura pas plus traditionnels que les Français. Pour l’heure, la seule petite fenêtre que nous avons ouverte, ce sont les cuisines venues d’ailleurs, Asie, Mexique… Mais dès qu’il s’agit de revisiter un produit traditionnel, cela ne fonctionne pas. Une marque a lancé il y a quelques années un concept de crêpes roulées pour manger dans la rue : non, les Français ne veulent pas qu’on revisite un produit traditionnel. Lorsqu’on regarde les statistiques de vente des entrées, plats et desserts dans toutes les formes de restauration, rapide comme traditionnelle, on constate que les consommateurs mangent toujours les mêmes choses. Il existe toutefois deux axes qui permettent aujourd’hui de s’évader et goûter autre chose : la haute gastronomie, qui permet au chef d’innover et laisser exprimer son inspiration, et la cuisine asiatique (coréenne, thaï, vietnamienne, indienne). Des portes qui étaient encore fermées il y a 25 ans.
Ce type de gastronomie n’est-il pas adapté pour correspondre à nos goûts ?
B.B : Les restaurateurs spécialisés dans la cuisine indienne ou thaï en France adoucissent nettement le côté pimenté des plats, c’est vrai. Les plats traditionnels sont beaucoup plus relevés. Néanmoins, la Gen Z élargie recherche de plus en plus le très piquant. Plusieurs marques de restauration rapide communiquent à ce sujet sur le ton du défi : “Tu n’es pas prêt tellement c’est piquant.” C’est une façon d’interpeller le consommateur, de le provoquer. On peut aussi citer l’émission Hot Ones, très populaire.
Le concept de l’émission Hot Ones, directement importée des États-Unis, est simple : l’animateur (Kyan Khojandi en France) et son invité dégustent 10 nuggets accompagnés à chaque fois d’une sauce de plus en plus piquante. L’occasion de poser 10 questions à l’invité. Une émission humoristique qui montre les réactions des uns et des autres face à des piments très forts.
La période du Covid a-t-elle marqué un tournant dans la pratique de la livraison à domicile ?
B.B : Les confinements n’ont été qu’un révélateur de ce qui se préparait. Le monde d’après, dont on parlait beaucoup pendant cette période si particulière, ressemble en réalité au monde d’avant, de façon encore plus accentuée : on mange encore plus gras, plus sucré, on sort davantage au restaurant… Pour résumer, le Covid a n’a pas modifié notre trajectoire, il l’a accélérée.
Malgré les problématiques de pouvoir d’achat et la démocratisation de la livraison, on sort davantage au restaurant maintenant ?
B.B : La sortie au restaurant représente le seul poste de dépense sur lequel les ménages français ne veulent pas manœuvrer. La sortie au restaurant reste un moment de plaisir. La livraison ne remplace absolument pas cette sortie, puisque ni l’expérience ni le prix ne sont comparables. La livraison, en proportion, coûte beaucoup plus cher que de sortir dans un restaurant de proximité. Aujourd'hui, les plateformes de livraison prennent aux alentours de 30 % aux restaurateurs. C’est un frein qui pénalise énormément ce service.
Quel est le profil type des consommateurs qui utilisent des services de livraison ?
B.B : C’est une personne qui a moins de 35 ans, plutôt aisée et qui vit dans une grosse agglomération. C’est pour cela que la livraison n’explose pas : ce marché est, pour le moment, une grosse niche. La France rurale, majoritaire en superficie, ne profite pas des services de livraison. En revanche, sur ces territoires, nous travaillons avec des acteurs qui proposent des distributeurs automatiques de pain, de pizza… et rencontrent un grand succès. Un distributeur de pain, cela choque à Paris alors que c’est bien accepté dans une petite agglomération ou en zone rurale. Tout est une question d’offre.
Un restaurant qui ouvre ses portes doit-il nécessairement travailler avec les plateformes de livraison pour espérer fonctionner ?
B.B : Un établissement peut tout à fait fonctionner sans vente à emporter, click and collect ni livraison. À choisir, beaucoup privilégient la vente à emporter, pour des raisons de qualité (conservation des produits, état de livraison…). Les consommateurs sont rassurés, ils voient ce qu’ils achètent, ce qu’ils vont manger ensuite. Alors que sur les applications, les photos ne sont absolument pas contractuelles et le risque d’être déçu est réel.
Que répondre à celles et ceux qui s’inquiètent de la disparition du métier de restaurateur au profit de dark kitchens ?
B.B : Dans un pays comme la France, je ne pense pas que cela puisse se produire. À Londres ou aux États-Unis, cela pourrait être le cas, parce qu’ils n’ont pas de traditions culinaires aussi ancrées, et le respect pour la nourriture est moins important. Il y aura toujours des restaurants en France, parce qu’ils sont synonymes de convivialité, plaisir et partage.

Pensez-vous que toutes les gammes de restaurants ont leur chance de perdurer ?
B.B : Je le crois. La restauration rapide explose depuis un certain nombre d’années. Parallèlement, la haute gastronomie remporte de plus en plus de succès. Nous avons affaire à un marché « bipolaire » : tout ce qui est distribué rapidement monte en gamme, et d’un autre côté, l’ultra-plaisir est valorisé, avec la signature d’un chef ou d’une cheffe. En revanche, pour les établissements qui ne sont dans aucune de ces catégories, l’avenir s’annonce plus compliqué. Aujourd’hui déjà, les clients préfèrent consommer de la street food venue d'ailleurs, même si les prix sont élevés, plutôt que se rendre dans la brasserie d’à côté. Les défaillances se situent aujourd’hui dans ce ventre mou de la profession.

Choisir, à ticket égal, de se rendre dans un petit restaurant de street food branché est plus valorisé socialement que la brasserie d’à côté ?
B.B : C’est vrai, et j’ajouterais que s’il y a un endroit où la Gen Z élargie n’a pas envie d’aller, c’est dans les chaînes de restaurants, qui ne proposent pas d’expérience attractive. Dans les années 1980, une enseigne comme Buffalo Grill était révolutionnaire. Shérif, saloon, revolver, cow-boys et Indiens, cela impressionnait tout le monde. Aujourd’hui l’imaginaire du western ne fonctionne plus : on n’en tourne plus, on n’en diffuse plus à la télévision, et le signal “cow-boy/Indien” n’est pas très intéressant. De nombreuses chaînes se positionnent sur des références très passéistes. Buffalo Grill l’a bien compris et essaie de se relever avec un référentiel lié à l’Amérique contemporaine, les grands espaces…
Si le delivery explose d’ici quelques années, les chaînes seront-elles les plus aptes à répondre à la demande du client ?
B.B : Sûrement pas. Toutes les grandes chaînes sont en difficulté, et cela ne va pas s’arranger. Je le dis à mes clients, équipementiers, agroalimentaires ou distributeurs : choisissez vos partenaires avec soin. Nous nous trouvons devant un virage très particulier, qui va faire beaucoup de dégâts. Cela a déjà commencé, puisque le taux de défaillance des restaurants a augmenté en 2024. Les restaurants indépendants et les petits réseaux seront les mieux armés pour répondre à la demande.
Selon les derniers chiffres d’Altares, les défaillances d’entreprises en France ont augmenté de +17 % en 2024 par rapport à l’année précédente. La restauration, particulièrement exposée, a connu une hausse plus modérée :
- +6 % pour la restauration traditionnelle
- +12 % pour la restauration rapide
Si le secteur n’est pas en tête en volume de dépôts de bilan (la construction reste devant), il affiche l’un des taux de défaillance les plus élevés : 5,1 % au début 2025, contre une moyenne nationale de 1,7 %. Un signe que l’activité reste fragile, dans un contexte de hausse des charges, de baisse de fréquentation et de mutation accélérée des modèles économiques.
Pour quelle raison ?
B.B : Nous l’avons vu, leur capacité à être agiles a fait défaut aux très gros acteurs du secteur à la sortie du Covid. Le petit établissement a pu faire évoluer rapidement son fonctionnement, là où le moindre détail est longuement discuté chez un établissement plus gros. Nous vivons une époque d’instantanéité, où il faut être en capacité de répondre très vite aux demandes des clients. D’ailleurs, on me dit souvent que le consommateur est devenu infidèle. C’est faux : il est zappeur. Avec le foisonnement de l'offre, il est normal que le client aille voir ailleurs et ne revienne pas tout de suite. Pour qu’il revienne, il faut de nouveau capter son attention.