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L’éthique jusque dans l’assiette : rencontre avec François Berger

Pourquoi certaines personnes âgées ont des difficultés pour s’alimenter ? Et pourquoi certaines refusent de manger ? Quelles sont les solutions pour bien les accompagner ?

Francois-Berger

Pour répondre à ces questions cruciales et passionnantes, nous rencontrons François Berger, fondateur de Nutri-Culture, entreprise de l’économie sociale et solidaire.

Après 15 ans de carrière comme éducateur spécialisé, 13 ans comme directeur d'un Ehpad, François Berger est rompu à l'exercice des réunions de synthèse, avec leur multiplicité de points de vue puisque tous les corps de métier y participent, des aides-soignants aux cuisiniers. Un problème persistait : il ne semblait exister aucune solution pour faire manger tous les résidents. « Nous avons essayé de comprendre les causes du refus alimentaire en initiant une démarche de réflexion éthique », se souvient François Berger. Formation en psycho-gérontologie, École des Hautes Études en Santé Publique, recherches sur les textures modifiées, travaux avec des professeurs… François Berger se spécialise, et crée enfin l'organisme Nutri-Culture.

Quelle est la problématique de départ ?

 

François Berger : On voit trop souvent la personne âgée comme la somme de ses pertes. Comme un objet de soin et pas comme un sujet de droit. Or la part de la dimension humaine est fondamentale. On ne peut se contenter de nourrir, de lui donner des protéines, la nutrition n’est pas qu’un sujet technique. Trop souvent, si quelqu’un manque de protéines, on se demande comment lui en faire manger. Non, il faut se demander pourquoi. Nous avons donc créé Nutri-Culture, avec une approche humaine, technique et managériale. Nous partons d’une combinaison des besoins, droits et attentes de la personne.

Nutri-Culture, qu'est-ce que c'est ?

 

 C'est une organisation de l'économie sociale et solidaire reconnue d'utilité sociale. La mission de l'entreprise consiste à promouvoir l'équité et la justesse jusque dans l'assiette, en favorisant l'accès pour tous à un repas plaisir et santé responsable.

Quels sont les outils que vous avez créés pour accompagner les structures ?

 

F.B : L'idéologie, c'est savoir ce qui est bon pour l'autre, sans lui. Nous fonctionnons à l'inverse ! Le premier outil consiste à refonder l'intégralité des projets transversaux en Ehpad (projets de vie, institutionnels, personnalisés…). C'est un outil d'analyse prospective qui s'accompagne d'une démarche de réflexion. On va commencer par collecter des informations très précises et diverses : qui vous êtes, ce que vous aimez manger et en quelle quantité, votre culture, vos habitudes… Cela permet une cohérence entre les besoins et les solutions proposées. En effet, si l'on décide d'épaissir une soupe pour l'enrichir, mais que la personne n'aime pas la soupe et n'en mange pas, le processus de renutrition est inopérant. 

Nutri-Culture propose aussi des cours, vidéos, tutoriels, des outils pour les équipes médicales, des outils d'aide à la réalisation pour le cuisinier.

Justement, comment proposer un "bon repas pour tous", comme le revendique votre organisme ?

 

F.B : L'équité, c'est la base de Nutri-Culture. Si 50 % des résidents d'un établissement sont dysphagiques, il s'agit de trouver une manière de cuisiner un produit pour inclure tout le monde. Par exemple, je cuisine de la betterave. Je dois prendre en compte le fait qu'une personne âgée peut être partiellement ou totalement édentée, qu'elle a peu de force dans la mâchoire. Je vais donc préparer une mousse de betterave. Cela répond à la question de l'équité, jusque dans l'assiette.

Vos solutions s'adressent aussi à d'autres publics ?

 

F.B : Nous travaillons aussi pour des familles avec une personne ayant un cancer, avec des traiteurs qui veulent lutter contre le gaspillage, avec des orthophonistes, des vétérinaires... Dans tous les cas, nous prenons en compte la dimension sociale, technique et durable du repas. Pour y répondre ? De l'humain, du technique et du managérial. Notre discours doit être entendu par tous les acteurs des établissements. Aujourd'hui, on constate que les cuisiniers ne travaillent pas dans de bonnes conditions, pris en permanence entre des injonctions contradictoires. Cela amène du gaspillage alimentaire, de la frustration, et le fait que les résidents ne mangent pas ou peu. Alors nous remettons au centre du débat la question du sens, pour tous, en faisant en sorte de répondre aux problèmes de tous les acteurs. 

Que signifie "bien manger", pour une personne âgée dépendante ? 

 

F.B : Pour répondre à cette question, nous devons réinterroger nos fondamentaux. Il ne peut y avoir de plaisir sans santé et vice versa. Dans le processus du manger, la première phase est la phase céphalique : le fait de savoir qu'on va manger notre plat préféré par exemple va nous faire venir l'eau à la bouche, c'est-à-dire que les glandes salivaires augmentent leur production de salive. Cela met dans de bonnes dispositions pour bien manger, et c'est bon pour la santé. Rien qu'avec cet exemple, on voit que santé et plaisir sont mêlés.

Alors que faire en cas de refus alimentaire ?

 

F.B : Il existe toujours des solutions pour faire bien manger quelqu'un. La première : se détacher de nos représentations. En effet, il existe de multiples textes de lois pour diversifier l'alimentation dans les établissements. Alors pour respecter scrupuleusement les lois, il faudrait absolument introduire blé, quinoa, boulgour… des aliments que la plupart des personnes âgées n'aiment pas. Cela va provoquer insatisfaction, insécurité, dénutrition. Et pour cela, il aura fallu acheter, transformer, et mettre à la poubelle. Il me semble que quand la règle n'a pas de sens, elle est immorale. Or, les textes sont tellement complexes qu'ils sont immoraux, puisqu'ils fournissent des injonctions paradoxales. Il faut alors remettre l'éthique sur le devant de la scène. Arrêter de penser à la place des gens. Car à faire cela, on les tue précocement.

Comment traitez-vous la notion de responsabilité ?

 

F.B : En prenant le problème dans le bon sens ! Jusqu'alors nous avions des administrateurs qui équipaient des cuisines, puis recrutaient une équipe pour la faire tourner. Avec EuroChef, notre bureau d'expertise procède différemment : nous interrogeons, pour comprendre les besoins attendus, savoir à qui ils s'adressent. Et alors, nous envisageons la cuisine telle qu'elle doit être. Pour bien cuisiner, je dois savoir de combien de temps je dispose, je dois connaître la compétence des équipes, et disposer de l'équipement adéquat. Prenons un exemple. Je suis cuisinier en Ehpad, et on me demande de préparer un paleron de bœuf. Si je le cuisine de façon traditionnelle, je le braise, le marque, le rôtis, le mets au four. Il y a des chances qu'une personne âgée ne soit pas en capacité de le manger. Au total : ce produit coûteux doit finalement être retransformé pour modifier la texture, peut-être ajouter des protéines ou des compléments, de mon côté je suis frustré et je dois passer du temps pour nettoyer mon four suite à la cuisson. Là, on n'a pas pris les choses dans le bon sens. Il aurait fallu partir sur une cuisson longue, à basse température : la personne âgée est moins fatiguée de mâcher, plus de protéines sont conservées, le four est moins sale donc le cuisinier moins en contact avec des produits détergents…

Concrètement, comment allez-vous intervenir dans le cadre de l'offre EuroChef ?

 

F.B : Nous allons travailler avec les commerciaux pour les aider à comprendre la commande, et interroger le besoin formulé par le client, analyser la demande informelle. Nous allons l'aider à identifier les difficultés du consommateur final ainsi que les attentes du client acheteur, les compétences des équipes… pour amener bien plus qu'un four : un ensemble de services. Nous allons utiliser des outils d'analyse performants pour faire monter en compétence ce client, avec des outils de calcul de perte, de volumes globaux, etc. Nous partageons avec lui de l'intelligence collaborative, nous mettons de la cohérence entre la commande et le résultat. Et au final le client obtiendra les résultats aux objectifs qu'il aura définis avec nous. À l'intersection des objectifs, des moyens et des résultats se situe la pertinence : c'est ce que nous visons.

Les coûts pour le client ne seront-ils pas plus élevés qu'une commande habituelle d'équipement ?

 

F.B : Nous n'avons besoin que de quelques jours pour aider les équipes, et cette dépense peut passer sur le plan de formation. Cela ne va rien coûter, et même au contraire : sur la première année de mise en place, une économie de 50 000 euros par tranche de 100 résidents peut être réalisée, juste sur l'achat de matière première ! Et bien d'autres bénéfices sont attendus : des équipes plus motivées, plus stables, plus compétentes, donc moins d'arrêts de travail, moins de chutes… Les impacts positifs sont multiples, ils sont sociaux, sociétaux, économiques et environnementaux.

Comment sont perçues vos interventions par les équipes dans les établissements ? 

 

F.B : Nous tenons absolument à être dans un comportement bienveillant et juste : le but n'est pas de mettre en difficulté, mais d'amener une simplification. Nous partons toujours du principe que ce qu'ils font, ils le font déjà très bien, et que le progrès est déjà en chacun d'entre nous. Très concrètement, nous mettons en place une communication bienveillante. Tout le monde se réunit, tous métiers confondus, et nous posons les questions : qu'est-ce qu'un bon repas ? Quels sont vos atouts ? Vos faiblesses ? Quelles solutions ? Il s'agit d'appréhender l'ensemble des problèmes et de proposer des solutions dans une temporalité validée. Pour cela, nous gardons à l'esprit que ce sont des êtres humains qui parlent, et pas un infirmier, un cuisinier. Ces être humains occupent une fonction, avec les contraintes que cela implique pour chacun, les règles de leur métier. Nous mettons des individus autour de la table et la solution n'arrive jamais de l'expert formateur, mais toujours des équipes elles-mêmes. 

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